Free : Une Stratégie Exemplaire ?
Depuis quelques mois tous les regards se portent vers l’opérateur « Free ». Véritable poil à gratter du secteur haut débit, le FAI (fournisseur d’accès à Internet) parvient aujourd’hui à fournir du très haut débit à un prix raisonnable. Par ailleurs, l’opérateur associe à ses offres un certain nombre de services qui ne laisseront pas les consommateurs indifférents. Numéro deux de l’ ADSL en France, il devient un acteur incontournable du secteur et bénéficie d’une grande popularité auprès des internautes. Par ailleurs, bien qu’il propose ses services à des prix défiant toute concurrence, l’opérateur n’en est pas moins rentable.
Le succès de Free repose sur une stratégie bien pensée et très efficace. En effet, conscient que la baisse des prix ne suffisait pas pour conquérir le marché du haut débit, Free a axé sa stratégie autour de l’innovation (notamment le développement de la freebox) et du dégroupage. Cette démarche permet à l’opérateur – qui dispose de plus de la moitié des lignes dégroupées – de se prémunir de la concurrence par l’établissement, selon la terminologie des économistes, de barrières à l’entrée. Ces dernières caractérisent l’ensemble des contraintes mises en place par une entreprise pour empêcher l’entrée sur le marché (financières, technologiques, etc…). Or, plus Free prend de l’avance, plus il sera difficile pour les concurrents de fournir des offres alternatives aux mêmes conditions tarifaires. En effet, la présence d’un effet d’accumulation rend les investissements nécessaires de plus en plus importants : la taille des structures augmente et l’écart technologique se creuse (Free sort la deuxième génération de freebox).
Cet avantage concurrentiel est renforcé par l’existence, dans le secteur, de rendements croissants qui rendent chaque nouvel abonné plus rentable. Cette situation est à imputer à la spécificité des technologies de l’information et de la communication (TIC) où l’essentiel des coûts sont fixes (les dépenses engagées par les entreprises restent identiques quelque soit la quantité produite), si bien que chaque abonné supplémentaire réduit le coût unitaire de l’ensemble des abonnés. A terme, les premières entreprises entrées dans le secteur pourraient répliquer à toute entrée potentielle par une baisse transitoire des prix, et ce à un niveau suffisamment faible pour s’assurer qu’aucune entrée ne soit profitable. Le monde du haut débit serait alors aux mains d’un petit nombre de leader. On est encore loin de ce scénario puisque le dégroupage n’en est qu’à ses balbutiements et les opportunités demeurent encore importantes (270 000 lignes dégroupées pour un potentiel de 10 millions). Cependant, il est fort probable que les acteurs qui ne rentrent pas, dès aujourd’hui dans la course, auront du mal à prendre le train en marche. C’est pour cette raison que le nombre d’opérateurs entrant dans la danse augmente fortement (Cegetel, 9telecom, Tele 2, etc…).
Dans cette guerre, qui se prépare, le prix n’est pas le seul argument, la concurrence se développe également par une stratégie de diversification qui conduit à la multiplication des services offerts avec l’abonnement. Sur ce terrain, Free a pris de l’avance en proposant un bouquet de 40 chaînes gratuites et une soixantaine de chaînes supplémentaires payantes. Ce qui permet à ce dernier de venir concurrencer les acteurs traditionnels de la télévision par câble et par satellite (TPS, Canalsatellite, Noos, etc..) à un faible coût puisqu’il lui suffit d’utiliser les mêmes infrastructures que celles déployées pour l’ADSL. Tant que leur diffusion se fait à travers son réseau de lignes dégroupées, Free est en mesure de fournir une large palette de services à moindre coût.
Le développement du service de téléphonie relève de la même logique. En effet, il est désormais possible d’émettre et de recevoir des communications téléphoniques par l’intermédiaire de la freebox puisque le 31 juillet 2003, l’ART a autorisé Free à attribuer à sa freebox un numéro de téléphone pouvant être appelé de n’importe quel point du territoire français et ce, au tarif local. Par ailleurs, la possibilité de pouvoir appeler d’autres utilisateurs de la freebox gratuitement pourrait conduire à un « effet réseau », c’est à dire que l’utilité de la freebox en matière de téléphonie va croître avec le nombre d’abonnés. Cette stratégie permettrait à l’opérateur de bénéficier de rendements croissants d’adoption : plus le nombre d’abonnés à la freebox sera important et plus l’incitation à l’acquérir sera importante, puisque le nombre de personnes joignables gratuitement augmentera. Si le processus de concurrence conduit à terme à une convergence des prix pour le haut débit, ce service supplémentaire pourra constituer un avantage concurrentiel non négligeable.
L’avenir de l’ADSL est en train de ce jouer, il est fort probable que la première étape sera celle d’une guerre des prix1. Cependant, si les agents agissent de manière rationnelle, la concurrence se fera plutôt sur la diversité des services proposés par les opérateurs. Il est possible que le marché boursier discipline les acteurs du secteur, car les opérateurs qui se souviennent encore de la bulle Internet et du gâchis réalisé avec le bas débit (la guerre des prix a détruit une grande partie des opportunités de profit), sont encore méfiants à leur égard. L’introduction (réussie) en bourse du groupe Iliade, propriétaire de Free, devrait en tout cas inciter le FAI à la prudence. La loi « relative aux obligations de service public des télécommunications et à France Télécom » publiée au Journal Officiel le jeudi 1er janvier 2004, en mettant fin au monopole de l’opérateur public en France devrait largement y contribuer. La loi instaure l’ouverture à la concurrence du « service universel » des télécommunications ce qui signifie qu’il sera bientôt possible de se passer d’abonnement France Telecom pour avoir accès à FAI autre que Wanadoo (ce qui est d’ores et déjà possible pour les abonnés d’ALICE, filiale de Telecom Italia). Cette mesure ferait l’affaire de Free mais également d’autres opérateurs comme 9 Telecom et Cegetel qui seraient en mesure de grouper leurs services téléphonie et ADSL.
Le haut débit sera probablement un des secteurs les plus dynamiques de l’année 2004, par ailleurs les évolutions réglementaires pourraient permettre d’étendre ce développement au secteur de la téléphonie. Néanmoins il apparaît, clairement, que l’expansion du secteur dépendra également de la capacité d’un certain nombre d’institutions (marchés boursiers, institutions réglementaires, etc…) à imposer une concurrence saine et créatrice de richesse.
[1] C’est ce que semble confirmer la première salve de 9 Télécom qui propose du très haut débit (2 Mégabit/ seconde) pour 24, 90 euros.